On ne saurait trop louer le courage des juges de la Cour d’appel de Paris qui, bravant la décision de la Cour de Cassation, ont osé soutenir l’arrêt de la Cour d’appel de Versailles donnant raison à la direction de la crèche « Baby Loup » de licencier une employée, Fatima B. qui persistait à porter le voile islamique malgré les injonctions de sa direction, direction qui ne faisait qu’appliquer le règlement intérieur.
A cette occasion, j’ai eu envie de relire l’arrêt de la Cour d’appel de Versailles du 27 octobre 2011. Dans une société médiatique où les journalistes se croient autorisés à dire n’importe quoi – les derniers articles sur les permis de recherche d’hydrocarbures qualifiés à tort de « gaz de schiste » en fournissent un exemple criant – aller aux documents vous permet de rétablir la vérité des faits. Et de ce point de vue, l’arrêt en question fournit pas mal d’informations intéressantes.
D’abord, sur les faits. La Cour reprend la lettre de licenciement produite par l’association « Baby Loup » :
Considérant que la salariée a été licenciée dans les termes suivants :
« Pour rappel, avant votre retour de congé parental prévu le 9 décembre 2008, vous
nous avez écrit le 15 octobre 2008 pour nous faire part de « votre décision de rompre
votre contrat avec BabyLoup » suivant la procédure de la rupture conventionnelle. A l'occasion de l'entretien du 5 novembre organisé pour répondre à votre demande, vous nous avez indiqué que vos convictions religieuses vous amenaient à porter le voile islamique intégral et que, de ce fait, vous n'étiez prête à faire aucune concession sur votre tenue vestimentaire lors de votre retour à la crèche. Après un rappel des principes de laïcité et de neutralité auxquels notre établissement est p articulièrement attaché, ces principes figurant d'ailleurs dans le règlement intérieur, nous vous avons indiqué que votre poste était toujours disponible, votre arrivée étant attendue, et que dans un contexte de pénurie de personnel diplômé nous ne pouvions envisager de nous séparer de vos services.
Face à l'absence d'accord sur une rupture conventionnelle, par lettres des 22 novembre
et 4 décembre, nous vous avons rappelé votre reprise de travail au 9 décembre en vous invitant à prendre connaissance de la planification de service.
Le 9 décembre, vous vous êtes présentée à la crèche, revêtue de votre voile islamique intégral.
Après qu'un vestiaire vous a été affecté et que le temps vous a été donné pour vous changer, MadameBALEAT0, Directrice de la crèche, descendant vérifier l'organisation du repas des enfants, a constaté que vous étiez toujours habillée comme à votre arrivée, et ce malgré les demandes répétées de son adjointe, Madame GROLLEAU, de vous changer. Madame BALEATO vous a alors réitéré l'ordre de vous changer, mais vous avez catégoriquement refusé de suivre ses directives, faisant valoir que vous étiez ainsi en tenue de travail.
Pour éviter tout incident devant les enfants, Madame BALEATO vous a invitée à l'accompagner dans la salle de réunion à l'étage. Mesdames GOMIS, adjointe à la direction, et GROLLEAU, adjointe également et déléguée du personnel, étaient présentes à cet entretien. Devant ces personnes, sur un ton arrogant, après un rappel des règles de neutralité s'appliquant à la crèche, vous avez déclaré àMadame BALEATO « tu ne vas pas me faire la morale!». Cette dernière vous a répondu qu'il s'agissait simplement d'un rappel des termes du règlement intérieur. Elle a alors réitéré l'ordre devous changer sans délai, ordre auquel vous avez opposé un refus catégorique. Une altercation s'en est suivie, vous en prenant à Madame GOMIS qui, pour sa part, tentait aussi de vous raisonner.
Devant la violation manifeste de vos obligations, et face à votre insubordination caractérisée,
Madame BALEATO n'a eu d'autre choix que de référer de la situation à la Présidente. Elle vous a alors demandé de sortir et de patienter dans la salle d'attente, ce à quoi vous avez répondu «J'espère que tu ne vas pas me faire « poireauter» longtemps, je n'étais venu ici que
pour 5 minutes». Environ une heure après, Madame BALEATO est venue vous remettre une lettre vous signifiant votre mise à pied conservatoire à effet immédiat, réitérée verbalement, et vous avisant d'une convocation à un entretien préalable à une éventuelle mesure de licenciement. Après avoir lu cette lettre, vous avez refusé de la signer. Vous êtes ensuite restée dans la salle d'attente jusqu'à environ 15 h, passant divers appels téléphoniques, puis avez fait irruption en pleine réunion de direction, réclamant que l'on vous remette de nouveau cette lettre qu'une nouvelle fois vous avez refusé de signer. Elle vous a donc été adressée
le jour même par voie recommandée. Une deuxième altercation s'est produite en pleine réunion, alors qu'une adjointe vous demandait de quitter la salle pour cesser de perturber le travail.
Au mépris de la mise à pied qui venait de vous être signifiée, vous vous êtes maintenue dans les locaux de la crèche, vous informant des situations des enfants présents, ayant des échanges avec les parents. Répugnant tout recours à la force physique, nous avons tenté de vous convaincre de partir, mais en vain. Ce n'est qu'à 18 heures 30 que vous avez enfin décidé de quitter la structure, mais en annonçant à tous que l'on vous aurait « sur le dos» tous les jours.
Le lendemain matin, 10 décembre, votre comportement inqualifiable a repris de plus belle. Après être rentrée de force dans la crèche alors que Madame BALEATO tentait de vous en dissuader en vous rappelant de nouveau la mise à pied conservatoire prononcée la veille, vous avez indiqué « cela ne vaut rien» et vous vous êtes rendue directement au milieu des enfants dans la salle des moyens. Madame BALEATO vous a demandé de quitter les lieux. Le ton montant, elle vous a convoqué dans son bureau, ce que vous avez refusé.
Vos provocations incessantes et multiples, parfois sous le regard des enfants, n'ont cessé de
redoubler durant le temps où vous avez imposé votre présence dans les locaux. Alors que MadameBALEATO vous réitérait encore l'ordre de partir, vous lui avez rétorqué « Eh bien vas-y appelle la police pour me faire sortir! », vos agissements n'ayant manifestement d'autres fins que de tenter de multiplier des incidents dont vous espériez qu'ils tournent à votre avantage. Nous avons joint la Mairie pour qu'un médiateur intervienne d'urgence, mais cela n'a pas été possible à ce moment là. Méprisant ouvertement nos injonctions multiples de vous voir quitter sans délai les lieux, vous avez décidé de partir définitivement à 18heures.
Votre insubordination, votre obstruction, vos menaces, constituent autant de violations de vos
obligations contractuelles totalement incompatibles avec votre maintien dans les effectifs durant votre préavis et justifient plus qu'amplement votre licenciement pour faute grave »
On voit donc assez clairement comment ce conflit se construit. La question religieuse n’est ici qu’un prétexte. Madame B. souhaitait quitter la crèche dans le cadre d’une « rupture conventionnelle », c'est-à-dire, en négociant ses indemnités. La crèche refuse : si Madame B. veut partir, il lui faut démissionner et donc partir sans indemnités. Et tout à coup, Madame B. se découvre une subite passion pour la religion et le voile islamique. Etonnant, non ? D’autant plus étonnant que, selon l’arrêt de la Cour : « le 17 avril 2002, lors d'un entretien préalable en vue du licenciement d'une autre salariée, [Madame B.] a rappelé à celle-ci la nécessité de rester neutre vis-à-vis des enfants et à l'égard des parents, et l'obligation de ne pas porter le voile pour toutes les activités auprès des enfants, « ceci étant mentionné dans le
règlement intérieur ». La querelle religieuse du voile est donc prise en otage par une personne qui prétend l’utiliser comme prétexte pour obtenir des indemnités de licenciement.
Et ce n’est pas fini. Après avoir listé les témoignages qui confirment amplement la description des faits contenue dans la lettre de licenciement, constatant même des menaces de mort contre la directrice de la crèche (« Mme Zar épouse Almendra, intervenant au titre de cette animation, lors de son audition devant le conseil de prud'hommes, a maintenu les termes de son attestation rédigée en ce sens, précisant qu'elle avait entendu Mme B... épouse C... crier « tu es morte, tu es finie » à l'attention de la directrice ») Cour d’appel a constaté des choses fort intéressantes :
« Considérant que Mme B... épouse C... se prévaut d'attestations ou de déclarations devant
le conseil de prud'hommes établissant selon elle l'absence de menaces et troubles pendant les journées en cause ;
Que cependant il est versé aux débats, les témoignages de Mme El Khattabi, éducatrice de jeunes enfants et de Mme Soumare, femme de ménage, qui étaient revenues sur leurs premiers témoignages en faveur de l'association, et qui expliquent que Mme B... épouse C... avait fait valoir la solidarité entre musulmanes et leur avait dicté de nouveaux témoignages quant à sa tenue vestimentaire, à l'absence de troubles et à la viande halal qui aurait été servie aux enfants ; que Mme El Khattabi précise que Mme B... épouse C... voulait qu'elle motive d'autres salariées afin qu'elles adhèrent à sa cause et que la direction soit « totalement balayée » et répétait « je veux la tête de Natalia (Baleato) » ;
Que Mme Bendahmane épouse Boutellis, ancienne salariée de l'association, a reconnu dans le cadre d'une convocation par la Gendarmerie nationale, avoir rédigé une attestation en faveur de Mme B... épouse C... sous sa dictée ;
Que des parents d'enfants inscrits à la crèche, qui avaient témoigné en faveur de l'association ou refusé de témoigner pour Mme B... épouse C... , ont déposé des mains courantes concernant les insultes, menaces, pressions de la part de celle-ci ; »
Passionnant, n’est ce pas ? Au-delà de la question complexe de l’exigence de neutralité dans les entreprises privées, cette affaire révèle une deuxième dimension, sur laquelle les tribunaux ne seront pas appelés à se prononcer : celle de l’utilisation qui peut être faite de la religion et de la « solidarité communautaire » aux fins d’une vengeance personnelle. Cette utilisation est rendue possible par la logique « victimiste » qui ouvre la porte à des pressions communautaires au point que deux personnes sans doute honnêtes et honorables, Mmes El Khattabi, Soumaren et Bendhamane, se voient forcées de rédiger des faux témoignages sous la pression de leur collègue qui invoque « la solidarité entre musulmanes ».
Et le pire, c’est que sur le plan « communautaire », Madame B. a déjà gagné. Après la décision de la Cour de Cassation cassant la décision de la Cour d’Appel de Versailles, le climat est devenu irrespirable. Sans légitimité « laïque » - puisque la Cour de Cassation a dit le contraire - les pressions communautaires se multiplient sur le personnel comme sur les parents qui confient leurs enfants à l’association. Et certains parents ayant un poids « communautaire » en profitent : demandes de nourriture halal pour les enfants, du recrutement de personnel musulman, injures (la directrice sera traitée de « sale blanche »). On raye les voitures du personnel, on crève leurs pneus. Le 29 juin 2013, la crèche annonce son déménagement. Elle quittera la cité « sensible » de Noé à Chanteloup-les-Vignes pour s’installer à Conflans-Sainte-Honorine. Dans le centre ville. Les habitants de la cité auront perdu une structure originale, qui prenait en charge en plein centre d’une cité leurs enfants dans le strict respect de chacun et avec une compétence que personne n’a remise en cause. On peut tout de même se demander pourquoi les habitants du quartier eux-mêmes ne sont pas sortis pour défendre l’association. La réponse est très simple : le poison du « victimisme » a fait son effet. Comme dit Terry Pratchett, avec la religion on n’a pas besoin de taper sur la tête des gens. Il suffit de leur donner des marteaux, et ils se taperont sur la tête eux-mêmes… Le bien que la crèche pouvait faire ne pèse pas lourd devant la croyance, complaisamment alimentée par les médias, que toute structure « extérieure » est par définition raciste et « islamophobe ». Loin d’être perçu comme un scandale, l’expulsion de la crèche sera probablement vécue par les habitants comme une victoire…
Sauf erreur de ma part, aucune autorité religieuse – musulmane ou autre, d’ailleurs - ne s’est déplacée pour soutenir BabyLoup. Aucune n’a parlé en sa faveur dans les médias. Aucune n’a cru nécessaire de se scandaliser de la manipulation des conflits religieux et communautaires aux fins d’une vengeance personnelle. Un oubli, sans doute.
Si l’on veut défendre non seulement la laïcité mais surtout le vivre-ensemble, il faut maintenant légiférer. Il faut arrêter l’hypocrisie qui consiste à laisser aux juges le soin de trancher des questions qui relèvent du politique. Les juges ont a interpréter la loi, mais il est clair avec ces aller-retours entre les Cours d’appel et la Cour de cassation que la loi n’est pas assez claire, et que le juge dans ces affaires fait bien plus qu’interpréter, il se substitue au législateur. Ce n’est pas sain. C’est au législateur de dire ce qui est permis et ce qui est interdit. L’obligation de neutralité est inséparable de la notion de service public. Il faut clairement réaffirmer la neutralité du service public même dans le cas où il est assuré par une structure de droit privé.
Descartes
L'arrêt de la Cour d'appel de Versailles est consultable ici.
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